Tom van der Bruggen jongle avec les millions.
Avec ces planchettes, il a bâti un empire. Et transformé des millions de chambres d’enfant en chantier de construction. Ponts, fusées, animaux, tours, péniches… Rencontre avec Tom van der Bruggen, l'inventeur génial des Kapla.
Son nouveau jouet est une sublime Rolls-Royce Silver Cloud I presque sexagénaire. Une décapotable luxueusement sur mesure, d’un rouge laqué assorti à son pantalon en velours côtelé. Il y a douze voitures comme elle dans le monde… Alors pas très étonnant qu’au volant, dans les rues étroites de Monaco, Tom van der Bruggen ne passe pas inaperçu. Pourtant, son visage ne dit rien à personne, et son nom ne nous est pas plus familier. Seule son œuvre est connue de tous. Il y a trente ans, avec une idée simple et beaucoup d’audace, Tom a bâti un empire : Kapla (« planchettes de lutins » en néerlandais), le célèbre jeu de construction composé de petites planches en pin de la forêt des Landes. Chacune mesure 0,8 centimètre d’épaisseur, 2,4 centimètres de largeur et 12 centimètres de longueur. Cette année, il s’en est vendu 92 millions… Si on les alignait à la queue leu leu, on atteindrait 11 040 kilomètres, soit presque la distance de Paris à Johannesburg, en Afrique du Sud !
L'histoire commence comme un conte
Au départ, rien ne prédisposait Tom à se lancer dans les affaires, encore moins dans les jouets pour enfants. L’histoire commence pourtant comme un conte, dans un château en ruine au milieu d’une forêt. Tom, antiquaire tendance hippie, porte les cheveux longs et des pulls grossièrement tricotés. Il a 24 ans et ne roule pas en Rolls mais en Combi Volkswagen. C’est alors qu’il quitte La Haye, aux Pays-Bas, pour prendre la direction de la France avec son épouse. « Sur une carte, j’ai tracé un cercle entre Bordeaux, Saint-Etienne et Montpellier et j’ai repéré un point au milieu, éloigné de tout. » Ils sont bientôt en Aveyron, poussent jusqu’à Lincou, minuscule lieu-dit de 20 habitants, à côté de Réquista. Et s’installent à 1 200 kilomètres de leur ville d’origine avec une idée en tête : réaliser un rêve de gosses et devenir châtelains. Un an plus tard, Tom peut acheter, pour une poignée de francs, un terrain vague broussailleux et quelques murs branlants envahis de ronces. Il met une semaine à faire le tour de sa propriété en traçant son chemin parmi les taillis… et six ans à installer l’électricité ! Mais, enfin, il peut mener la vie de troubadour à laquelle il a toujours aspiré, douce, simple et heureuse. « Nous avons vécu comme au XIXe siècle, à la bougie. Les latrines étaient dehors et on faisait cuire notre propre pain dans la cheminée. C’était merveilleux ! »
Les petites planches de Van der Bruggen sont nées pour réaliser la maquette de son chantier
Féru d’arts, d’architecture et de musique classique – Bach est son compositeur préféré –, Tom réunit intellectuels et musiciens pour organiser des soirées musicales autour de la cheminée. Le jour, il répare les pianos et reconstruit sa bastide. C’est pour son chantier, qui va durer vingt longues années, qu’il a besoin de maquettes. « Je les ai d’abord faites avec des bouts de carton et des cubes de bois, mais ce n’était pas pratique, car trop massif. Alors… j’ai commencé à découper mes petites planches. »
Tom a maintenant 36 ans et deux enfants, qui ne se lassent pas de lui emprunter ce qui n’est encore, pour lui, qu’un instrument de travail et d’étude. Il aurait pu leur interdire de toucher à ses affaires. Rusé et dégourdi, il préfère délaisser ses plans pour s’intéresser au caractère « pédagogique et ludique » de son invention. Au point qu’il ne va pas hésiter à vendre son château et même son piano pour fabriquer lui-même ses 400 premières boîtes. On est en février 1987. « J’y croyais tellement ! répète-t-il. Pour moi, il était évident que les magasins allaient me suivre. » Erreur. Les boutiques commencent par bouder Kapla. Un jeu démodé, lui dit-on en boucle. Car on est entré dans l’époque des voitures télécommandées, des consoles de jeux vidéo. Quel enfant pourrait avoir encore envie de jouer avec du bois ? Le bois, c’est ringard. Les commerçants sont peu aimables. Un responsable d’un grand magasin parisien lui lance d’une voix rogue : « Ça ne marchera pas chez nous, allez les vendre aux petits Allemands ou aux petits Suisses ! » Odieux. Mais Tom ne se décourage pas, au contraire. Le voilà métamorphosé en chef d’entreprise entêté et opiniâtre. Il part sur les routes de France, comme à l’époque du Combi Volkswagen, pour vendre lui-même sa création. Rares sont les directeurs de supermarché qui ne l’ont pas rencontré… Il fait aussi les plages, en transportant ses planchettes dans un baril de lessive. A La Grande-Motte, une station balnéaire populaire au bord de la Méditerranée, il s’improvise vendeur ambulant à la sauvette, convainc les parents, amuse les enfants. La police municipale rit jaune. « Ils m’ont demandé de partir car c’était illégal », explique Tom, avant de poursuivre, hâbleur : « J’aurais adoré être arrêté, on aurait parlé de moi dans la presse ! »
Son premier succès, il le doit à l'Education nationale
Ce ne sera ni à la police ni aux journaux qu’il devra ses premiers succès, mais… à l’Education nationale. Après quelques mois de galère, Tom installe son tapis de démonstration dans un centre commercial et récite sa petite leçon : « Kapla stimule la créativité, la concentration et la faculté d’adaptation de l’enfant. » Parmi les jeunes mères intéressées, une institutrice. « C’est grâce à elle que des dizaines d’écoles maternelles et primaires ont peu à peu découvert Kapla », reconnaît Tom. La performance ne suffit pas, il faut aussi un peu de chance. Très vite, de nombreux établissements, dont des ludothèques, adhèrent à l’idée. La mairie de Paris achète 1 000 boîtes, et François Mitterrand, président de la République, en commande 300 rien que pour l’arbre de Noël du personnel de l’Elysée. C’est le début de la gloire. La même année, le musée des Arts décoratifs de Paris, dans l’aile de Marsan du palais du Louvre, commande une sculpture. Puis, pour le 27e Salon international du jouet, à Paris, en 1988, Tom construit en dix jours une tour Eiffel haute de 5,20 mètres. Sa notoriété lui vaut d’être bientôt l’invité du « Club Dorothée », une émission culte, alors regardée par trois enfants sur quatre. De quoi assurer une belle promotion. Au fil des années, Kapla s’entasse au pied des sapins. De véritables forêts de Noël qui s’étendent de Paris à l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, les Etats-Unis, la Scandinavie, la Turquie. On trouve aussi les Kapla dans un centre pour surdoués. Et même à la cour de l’empereur du Japon, où la petite-fille d’Akihito est filmée en train de jouer avec les désormais célèbres petits bouts de bois… En août 2012, Tom a ouvert une usine au Maroc.
Le hippie devenu milliardaire
Le premier petit garçon à avoir joué avec les planchettes tient aujourd’hui les rênes de la distribution : c’est le fils de Tom, Jean-Daniel. A l’ère du numérique, ils vendent dans trente pays. La croissance a même été de 12 % l’année dernière. Une belle revanche pour quelqu’un qui a commencé sa jeune vie d’adulte sous les ponts, à Paris ! « A 19 ans, quand j’ai débarqué, j’étais fauché. La nuit, je travaillais au marché des Halles, je déchargeais les camions pour quelques francs, j’assistais à des concerts tsiganes. Et le jour je dormais sous le pont du Carrousel. J’y suis resté un mois. » Le hippie devenu milliardaire s’est acheté un appartement à Monaco, un château médiéval à Excideuil, en Dordogne, et une villa incroyable à Villefranche-sur-Mer, avec vue sur la rade. Au pied de cette dernière, ancré dans le port, « Amadour », son splendide voilier de 17,30 mètres, fabriqué par les chantiers de la Liane, à Marseille, en 1938. Un oiseau des mers aussi résistant que Tom, grand enfant de 70 ans, sémillant et curieux de tout. C’est lui qui le dit. Mais il n’oublie pas ses racines, ni son passé. Riche ou pas, il a les mêmes plaisirs : jouer du piano, écouter de la musique, flâner la nuit dans les vieilles villes françaises et italiennes, recevoir ses amis… Et créer. « Toujours, jusqu’à ma mort », jure-t-il.
Il vient d’inventer TomTecT. Les planches sont plus fines ; surtout, elles s’accrochent au moyen de pinces charnières. Déjà 300 000 euros de chiffre d’affaires... Et Tom déborde de projets. Ses maisons de poupée en kit sortiront en 2016. Et un musée consacré à ses œuvres et ses sculptures est en préparation. Quinze mille mètres carrés, rue Gautier, dans le centre de Nice, pas loin du musée d’Art moderne et d’Art contemporain. Une consécration ! « Je vais reproduire le pont de Millau, sur 20 mètres », nous annonce-t-il. Comment lui en vouloir ? En néerlandais, van der Bruggen signifie… « du Pont ».